1 – Fondements & Développement du Shugendô
J'ai rencontré pour la première fois le terme de "Shugendô", mot signifiant la voie du magicien, au cours de mes recherches sur les divers courants chamaniques dans le monde. J'ai été frappée par les ressemblances de ce courant spécifique de magie, fortement inspiré des pratiques chamaniques d'Asie. C'est pourquoi, je pense qu'il est intéressant de présenter cette voie spécifique dans les grandes lignes, et d'observer ce qui, dans les pratiques du Shugendô, est d'origine chamanique.
Le terme "Shugendô" aurait été inventé au Moyen Âge et, selon la définition du Centre Français[1] de Shugendô, le Shugendô est la "Voie de l’Essai par la Formation". Étymologiquement, le terme signifie la recherche, puis l'obtention sur le sentier ou la voie (dô), grâce à des pratiques ascétiques relevant de la magie (shu), en vue d'acquérir des forces surnaturelles divines pour accomplir des actes tenant du prodige (gen). Le Shugendô désigne également l'ensemble des pratiques et des règles, qu'il convient de suivre pour atteindre ce résultat.
De nombreux anthropologues reconnaissent l'ancêtre du Shugendô (Sangaku shinko, culte des montagnes sacrées), comme la plus ancienne forme spirituelle populaire et religieuse du Japon, existant depuis plus de 1300 ans.
Le Shugendô permet de comprendre une spécificité japonaise, à savoir que lorsque les Japonais sont en contact avec quelque chose de nouveau, ils s'appliquent à faire coexister l'ancien avec le nouveau. En outre, l'ancien et le nouveau font l'objet d'améliorations, pour finalement se fondre l'un dans l'autre.
Le Shugendô se définit également comme étant un courant de magie japonais auquel, à travers les millénaires, se sont amalgamés des éléments de magie quotidienne, issus de divers horizons culturels, notamment des symboles et divers éléments de différentes provenances : Bouddhisme, Taoïsme, Shinto.
La perception que les Japonais ont de la nature est celle d’un sujet allant de soi et non celle, fréquemment répandue en Occident, d’un objet devant être dominé. Ainsi la Nature inspire-t-elle un fort sentiment de respect et infuse maintes formes culturelles. Le culte de la Nature a donc énormément contribué au développement du Shugendô. En outre, sa rencontre avec les enseignements du Bouddhisme ésotérique et du Taoïsme, est à l'origine de représentations et de pratiques tout à fait uniques.
Le Shoku Nihongi, un ouvrage datant de la fin du VIIIe siècle, fait référence à des forces prodigieuses rappelant celles possédées par un Bouddha, un être humain parvenu à la plus haute réalisation spirituelle. Le VIIIe siècle est une période capitale pour le Japon. L'écriture, en même temps que le Bouddhisme, y sont introduits depuis le VIe siècle.
Plus tard, on peut lire dans le sûtra intitulé Shô mudô kyô, un propos de Fudô Myôô, une manifestation courroucée de Dainichi Nyorai[2] (Mahâvairocana) :
"Si, parmi les populations, il existe certains qui, voulant effectuer de pareils rituels (hô),
(Qu') ils partent vivre dans les montagnes et les forêts tranquilles et retirées,
Ils se choisiront un endroit propice, se concentreront sur leurs exercices et liront les sûtra ;
Fudô Myôô se manifestera à eux et ils atteindront le but de leurs exercices…
Quand on récite avec les intonations justes les sûtra et les dhârani spécifiques de Fudô Myôô,
On finit par réaliser la grande perfection…
Qui veut vérifier l'action des rituels,
Qu'il laisse se mouvoir la montagne, l'eau couler à contre-courant
Et qu'il exécute toutes choses selon leur volonté."
Dans le sûtra intitulé Darani shû kyô, on peut lire :
"Qui récite la formule magique (ju), obtient sans tarder toutes sortes de pouvoirs magiques …
Si quelqu'un effectue ce rituel,
Pratique ces formules magiques,
Fait des offrandes aux Bonten[3]
Et ainsi compte obtenir des forces prodigieuses…"
Il est difficile de déterminer l'époque exacte à laquelle a été forgé le terme de "Shugendô". Dans un ouvrage intitulé Nihon Ryôiki, compilé au IXe siècle et relatant la vie de son fondateur, En no Gyôja, le Shugendô est défini de la manière suivante : "… pratiquant le rituel (hô) de la formule magique (ju) du roi des paons, l'on acquiert des pouvoirs extraordinaires (i genriki) …".
Shugen signifie "pratiquer des formules magiques et acquérir des pouvoirs tenant du prodige". Par "formules magiques", il faut entendre les mantra (et dhârani).
En Sanskrit, le mot "mantra" est l'équivalent du japonais "shingon" signifiant "parole vraie", d'où la dénomination Shingon choisie par Kûkai[4] pour désigner l'école de Bouddhisme ésotérique dont il est fondateur. Le mot japonais ju véhicule la notion de "formule magique". Il était déjà en usage bien avant l'introduction du Bouddhisme au Japon et l'est naturellement resté par la suite.
Les montagnes constituent un cadre idéal pour effectuer les rituels du Bouddhisme ésotérique, se livrer à des exercices astreignants (kugyô), pour amasser des mérites. Les sommets des montagnes se situent entre terre et ciel, ils ne sont ni vraiment terrestres ni vraiment célestes, et leur situation se prête bien aux rituels à caractère magique.
Les moines ou les ascètes désireux d'obtenir des pouvoirs magiques dans les montagnes étaient appelés des genja, signifiant "personne opérant des prodiges", tandis que les moines ayant d'insignes pouvoir, étaient connus sous le nom de ugen no hito.
Kûkai a été initié par l'un des moines opérant des prodiges. Il s'est ensuite établi sur le Mont Ko pour pratiquer la médiation de l’Étoile du Matin (Gunmonji hô)[5]. Il s'est donc consacré au processus de développement spirituel, ce qui lui a permis de progresser. Après des années de pratiques intensives, il est devenu capable d'opérer de grands miracles, améliorant ainsi le quotidien de nombreuses personnes. Ces miracles ont persuadé l'empereur Junna[6] de l'efficacité du Bouddhisme ésotérique et de sa supériorité sur d'autres traditions spirituelles pratiquées à l'époque au Japon.
2 – Les pratiques de guérison et le Shugendô
Les moines et les ascètes, ayant acquis de prodigieuses facultés, doivent les mettre au service des autres. Une retraite n'a pas pour seul mobile, la fuite du monde ordinaire et des obligations de ce monde ; bien au contraire, sa finalité est la construction progressive d'une vie vécue dans l'instant, qui soit conforme à l'ordre divin, et cela pour le bien et l'intérêt de tous. Beaucoup d'entre eux ont passé des années à rechercher et à étudier des méthodes de guérisons intégrales, utilisant des techniques de méditation particulières. Certains ont été initiés à des forces curatives connues seulement par quelques adeptes.
Un aspect essentiel du Shugendô est le travail spirituel effectué dans les montagnes, aux endroits particulièrement chargés en énergie (Sangaku shinkô). Il s'agit là d'une pratique extrêmement ancienne. Les différentes traditions présentent entre elles des ressemblances tellement frappantes, qu'elles doivent avoir un fonds commun, le Chamanisme archaïque, lequel remonte aux temps préhistoriques.
Les peuples d'Inde, de Chine et d'ailleurs en Asie, avaient pour coutume d'assimiler certaines montagnes à des dieux. D'autres étaient tenues pour la demeure des dieux et vénérées. Au Japon, il est dit de certaines montagnes que les dieux y sont descendus du ciel. Elles sont considérées comme étant des champs de forces divines et sont devenues des lieux de pèlerinage très fréquentés. Ce sont des lieux propices aux rituels sacrés et pour s'adonner aux méditations de nature chamanique. C'est en de tels lieux aussi que l'on assiste à des guérisons de maladies prétendument incurables ("Médecine & Spiritualité – L'Art de la Guérison Chamanique – Le processus d'Illumination", de Katja Lowe-Hanska).
En ces lieux magiques, favorisant la communication entre le plan spirituel et le plan matériel, il devient relativement aisé de se relier aux êtres de lumière, de sorte que le travail énergétique y porte beaucoup plus de fruits que s'il était accompli ailleurs. Escalader une montagne est souvent assimilé à quitter le monde des humains pour celui des dieux.
Méditer au sommet d'une montagne est considéré comme propice à l'accumulation de mérites. Montagnes et fleuves servent à la purification des différents plans de l'être. Les montagnes cosmiques[7], le Mont Meru ou Mont Kailash par exemple, ont toujours été considérées comme des lieux de communication privilégiés entre le ciel et la terre. Ce sont des lieux particulièrement favorables aux expériences spirituelles, en raison de l'intensité vibratoire qui les caractérise et la présence de très nombreux êtres de lumière.
La coutume japonaise veut, que sur les lieux chargés des montagnes, on enterre des instruments rituels comme les miroirs et les bijoux (pratique caractéristique du Shintô), ou des vases d'argile renfermant des sûtra et des dhârâni (mantra longs). Des pratiques similaires consistent à enfouir sous terre des mandala réalisés à l'aide de pierres curatives, ce qui a pour vertu d'alimenter ces lieux en énergie spirituelle, et permet de relier les champs de forces.
3 – Chamanisme et Shugendô
Au fil du temps, les pratiques magiques se sont amalgamées, issues de traditions différentes : Bouddhisme ésotérique, Taoïsme, Shintô et Shugendô. L'une des caractéristiques communes de ces traditions est le travail énergétique effectué dans les montagnes sacrées. Les racines du Shintô et du Shugendô se recoupent à certains égards, puis les deux courants spirituels se séparent, avant de se rejoindre. Les ascètes constituaient les traits d'union entre les deux traditions. En effet, par leurs habitudes de pérégriner de montagne en montagne, de traverser les villages, ils étaient en contact avec les chamans, les croyances populaires, et d'autres ascètes. D'ailleurs, on impute la création des monastères aux ascètes car lorsque les élèves ont commencé à se regrouper autour d'eux, le monastère devenait une nécessité.
Comme dans la plupart des civilisations anciennes, les chamans jouaient un rôle capital dans le Japon ancien. Selon la tradition, le chaman est celui qui, en état modifié de conscience (appelé transe ou extase), a développé les facultés de communiquer avec les mondes subtils. Il devient alors capable de percevoir les dysharmonies des corps physiques et subtils des membres de sa communauté. Le chaman est un "pont" reliant les humains et les esprits.
Après invocation des êtres de lumière (les esprits), le chaman opère des guérisons ou d'autres prodiges, résout de graves problèmes (en faisant la pluie en cas de sécheresse) et fait tout son possible pour dispenser la sagesse autour de lui. Chaque fois que les circonstances le demandent, le chaman devient l'intermédiaire entre le monde des hommes et le monde des êtres de lumière.
Déjà à l'époque de Heian (794-1185), les chamans ont adopté la récitation de mantra de bannissement pour contrer les querelles, écarter les préjudices ou faire tomber la pluie, mantra qui étaient issus du Bouddhisme ésotérique et du Taoïsme, cette tradition est elle-même fortement empreinte du Chamanisme Wu, lequel remonte à la nuit des temps. Le Chamanisme japonais et le Shintô présentent également d'étonnantes ressemblances avec le Chamanisme Wu.
Un moine tendai[8] (912-985), Ryôgen, se fondant sur des points spécifiques du Tendai et du Taoïsme, a développé un cérémonial magique dont l'objectif était l'éloignement des dangers. Une méthode largement répandue consistait en l'emploi d'amulettes : la personne dessinait des symboles sur du papier, qu'elle fixait ensuite sur la porte d'entrée de sa maison.
Les ascètes ou moines libres vivant dans les montagnes, pratiquaient des rites magiques, les cultes populaires et différents types d'exorcismes, récitaient les sûtra, s'adonnaient à la divination, opéraient des guérisons et invoquaient les dieux par des rituels chamaniques.
Les moines et les laïcs bouddhistes se livraient également à l'ascèse spirituelle dans des endroits reculés des montagnes. Ils étaient en contact avec les magiciens et chamans locaux sédentaires (yamabito) qui, du reste, constituaient une part non négligeable de la population. Ils étaient connus pour leurs exceptionnels pouvoirs de guérison. Les moines ascètes et les chamans se sont mutuellement influencés. C'est à cette époque que s'est propagé le Taoïsme au Japon. Le Shugendô est donc né des pratiques magiques autochtones, du Bouddhisme, du Taoïsme et du Shintô.
Parmi les magiciens d'obédience chamanique, En no Gyôja, un habitant des montagnes possédant un don exceptionnel de prophétie et d'autres pouvoirs magiques, a fini par être calomnié et rejeté. C'est pourtant lui qui est le père fondateur du Shugendô.
La première forme de Bouddhisme importée de Chine n'avait pas rencontré un succès extraordinaire. En effet, il existait des magiciens capables de résoudre efficacement les problèmes de la vie courante. Ces magiciens étaient appelés jujutsu, littéralement métier/art de la magie. Ce sont les procédés magiques propres au Shingon et au Tendai qui ont permis au Bouddhisme de s'implanter dans les couches populaires. La pratique magique était courante dans les monastères mais les pratiques magiques importées de Chine se révélaient plus efficace que les pratiques autochtones.
La magie autochtone a été interdite au Japon en 729. Seuls les moines libres, ceux qui vivaient dans les montagnes, ont pu continuer à s'instruire dans la magie autochtone, avant leur ordination. Ceux qui ont eu la chance de voyager en Chine, ont pu faire le rapprochement du Bouddhisme ésotérique et du Taoïsme, avec les pratiques chamaniques.
Si les moines ont apporté le Bouddhisme aux couches populaires, en même temps ils ont été instruits par les chamans des différents lieux visités. Le Bouddhisme n'aurait pas été accepté si les moines Bouddhisme ne s'étaient pas rapprochés des chamanes, partageant avec eux les tâches et les fonctions, voire même les assumer dans leur totalité.
Auteur : Katja Hanska
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[2] Dainichi Nyorai (Mahâvairocana) le Grand Bouddha Solaire, le Bouddha suprême des 2 grands mandala du Bouddhisme ésotérique : le mandala du plan de la Matrice Taizôkai mandara et le mandala du plan du Diamant Kongôkai mandara
[3] Bonten : Êtres de Lumière / Anges
[4] Kūkai (空海 774-835), plus connu sous le nom de Kōbō-Daishi (弘法大師?), est le saint fondateur de l'école bouddhiste Shingon il est aussi une figure marquante de l'histoire du Japon : son esprit universel a fortement influencé la culture et la civilisation japonaise. Il était non seulement un grand religieux, mais aussi un éminent homme de lettres, un philosophe, poète et calligraphe. Toute sa vie il manifesta une grande bienveillance pour tous les êtres, et c'est pour cette raison qu'il est encore, de nos jours, si populaire au Japon.
[5] L’Étoile du Matin est assimilable à la planète Vénus. La plupart des civilisations ancienne l'assimilaient à la Grande Déesse, la Déesse de la Compassion ou du parfait amour, connue sous plusieurs noms : Tara (Tibet), Kuan Yin ou Kwan Yin (Chine), Kannon (Japon), Freya (mythologie nordique), Ashera ou Shekina, dérive de la Déesse Ishtar, d'origine sumérienne, Shakti (Inde), Sarasvatî (tradition védique).
[6] L'empereur Junna (淳和天皇, Junna Tennō, (786-840) était le cinquante-troisième empereur du Japon selon l'ordre traditionnel de la succession, et a régné de 823 à 833.
[7] Le concept de montagne cosmique, dont le Mont Meru ou Kailash est un éminent exemple, tire son origine d'une ancienne représentation hindoue, selon laquelle, au centre de l'univers, s'élève une montagne où résident et se rencontrent les êtres de lumière. Les descriptions de l'univers dont le Mont Meru est le centre diffèrent d'une tradition spirituelle à l'autre, mais toutes font penser à un mandala à trois dimensions, passerelle entre le monde des hommes et le monde des dieux.
[8] Tendai : Créée en 805 par le moine Saichô (767-822), l'école Tendai est la forme qu'a prise au Japon l'école chinoise Tiantai du bouddhisme mahayanique, fondée par le religieux Zhiyi (538-597) de la dynastie Sui. Elle constitue depuis son apparition une composante importante et influente du bouddhisme japonais.
Bibliographie :
Les Dieux du Bouddhisme, Louis Frédéric, Éditions Flammarion, 1992
Some taoist elements in the calligraphy of the Six Dynasties, Lotha Ledderose, 1984
Jewel in the Ashes, Buddha Relics and Power in Early Medieval Japa, Brian Douglas Ruppert, Harvard University Asia Center, 2000
Le Grand Livre des Symboles, Mark Hozak, Walter Lübeck, Editions Médicis, 2005-2011
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